Chronique | Un livre, une vie : L’histoire de Jennifer

Chronique "Un livre, une vie" - L'histoire de Jennifer

À la rencontre de Jennifer

Ce qui me frappe quand je la rencontre, c’est son regard vide. On dirait que la flamme de la vie s’est éteinte en elle, qu’elle ne ressent plus rien, comme si une vague d’amertume était venue engloutir tout son corps, toute son âme. Elle vient d’apprendre que celui qui lui a volé son enfance a rejoint l’autre rive, celle du silence éternel.

Elle aurait pu se sentir délivrée du départ du monstre de ses cauchemars, mais il n’en est rien : elle est plus que jamais anéantie. Parce que, m’explique-t-elle, c’est comme si, avec lui, s’envolait à tout jamais la vérité. La vérité de ce qu’il lui a fait endurer pendant trois années de son enfance dès que les paupières et les volets de la maison se fermaient. La vérité qu’elle a essayée tant bien que mal de dire, à ses parents, à ses proches, au commissariat où elle a finalement osé déposer plainte, mais qui n’a jamais été crue. « Mais non tu exagères », « tu as mal interprété », « tu dramatises toujours tout », « il n’aurait jamais pu faire ça », « il n’y a aucune preuve », lui rétorquait-on quand elle relatait à demi-mots, terrorisée, l’enfer des nuits d’été qu’elle passait sous son toit.

Elle a fait la démarche de me contacter car sa vérité est devenue trop lourde à porter. Elle n’en peut plus d’assumer le silence, les faux-semblants, la douleur des mensonges. Elle est à bout de force, à bout d’espérance. Tant qu’il était encore de ce monde, elle nourrissait l’espoir mirobolant qu’il finisse par avouer, par cracher ses abus sous le poids de la culpabilité. Mais non, lâcheté ultime, il emporte dans son cercueil ses secrets de pervers déguisé en homme bien comme il faut.

C’est la colère qui lui a donné l’élan de m’appeler, me confie-t-elle. Elle est indignée par les éloges funèbres attribuées à son bourreau, révoltée qu’il s’en aille en toute impunité, et surtout désespérée à l’idée qu’il ne lui fasse jamais la justice tant attendue de ses aveux. Alors dans un sursaut de résilience, lui est venue l’idée d’écrire un livre. Un livre pour coucher sur le papier ce qu’elle a sur le cœur, sans qu’on lui coupe la parole, sans qu’on mette en doute ses propos. A défaut d’être entendue, elle espère être lue…

C’est ainsi que, de rencontre en rencontre, avec autant de peur que de courage, elle me délivre, à cœur ouvert, les souvenirs qu’elle a vainement essayé d’oublier. Elle me dit l’angoisse, la honte, la souffrance, le dégoût qui l’entravent encore plus de 20 ans plus tard. J’écris du plus vrai que je peux, en respectant sa pudeur, ses silences et sa fragilité à fleur de peau. Je noircis des pages et des pages de la noirceur de ses souvenirs… Mais plus les pages se couvrent de noir, plus la lumière apparaît. Je vois s’allumer une nouvelle étincelle dans son regard. Une nouvelle lueur de vie, peut-être même d’espoir. Enfin elle peut déterrer ce qu’elle garde enfoui, se délester des kilos de honte et de non-dits qu’elle porte chaque jour comme un fardeau. Quelqu’un l’écoute, sans la juger. Et sa vérité est enfin là, écrite noir sur blanc, limpide, tangible. Elle se sent libérée, allégée.

Ce qui me frappe au moment de poser le pont final, c’est son regard presque pétillant. J’y lis comme une renaissance. Et je me dis que l’écriture de soi est sans conteste thérapeutique, pour ne pas dire magique.

Merci Jennifer pour ta confiance, pourvu que tes yeux continuent à pétiller, si ce n’est pas de légèreté, au moins d’espoir, contre vents et marées.

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